LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ EN DROIT FRANÇAIS
Le principe de laïcité en droit français est plus complexe que ne le laissent penser les nombreuses idées reçues à ce sujet: il s’agit à la fois d’un principe garantissant la liberté de religion et la neutralité de l’Etat, mais aussi d’une valeur supposée assurer la cohésion sociale.
Les débats et polémiques autour du port du voile musulman qui émaillent l’actualité apparaissent comme autant de renvois à la place qu’occupe la laïcité dans le contexte français. Ce qui pourrait être perçu comme une irréductible et immuable spécificité hexagonale appelle toutefois – ou précisément pour cette raison – des précisions. D’une part, la laïcité est le produit d’une histoire longue et cette longévité marque le droit qui en découle (1). D’autre part, ce droit est aussi de plus en plus influencé par le discours public et politique sur les évolutions sociétales qui touchent aux croyances et pratiques religieuses et se traduit par la mise en avant – problématique ? – de la laïcité comme valeur sociale à partager (2).
- La place et la signification du principe de laïcité dans l’encadrement du fait religieux
1° Avant le principe de laïcité, la loi du 9 décembre 1905
La laïcité est en premier lieu un principe juridique qui caractérise l’encadrement du fait religieux par les autorités publiques. Ce qui est considéré aujourd’hui comme une évidence a pourtant connu une longue maturation, dans laquelle le principe de laïcité n’a pas toujours occupé la première place. En effet, avant les relations entre l’État et les cultes, le régime de la Troisième République (1870-1940) a d’abord choisi l’École publique comme terrain privilégié de mise en ½uvre et d’affirmation de sa politique laïque dans les années 1880, qui visait alors à contrecarrer l’influence intellectuelle et politique de l’Église catholique (voir A. Fornerod, « École et religion en droit français », Anuario de Derecho Eclesiástico del Estado, vol. XXXIX, 2023, p. 229-247). Ce n’est que deux décennies plus tard que sera adoptée la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Cette séparation est doctrinale, les autorités publiques ne se mêlant plus de la définition des idéologies religieuses et inversement, mais également et peut-être surtout financière. En effet, la loi de 1905 met fin au régime des cultes reconnus en vigueur tout au long du XIXe siècle et qui était fondé notamment, pour l’Église catholique sur le Concordat conclu avec Napoléon Bonaparte en 1801. Ce régime prévoyait un budget des cultes utilisé essentiellement pour rémunérer les ministres du culte et aider les groupes religieux concernés (le catholicisme, les cultes luthérien et réformé et le judaïsme) à construire et entretenir leurs édifices. La loi de séparation entraîne donc la suppression du financement public des cultes, réorganise les groupes religieux en associations cultuelles et régit l’exercice du culte. Instaure-t-elle pour autant dans un système de séparation stricte entre les pouvoirs publics et les groupes religieux qui impliquerait une situation d’ignorance réciproque ? L’examen détaillé de l’encadrement juridique des croyances et pratiques religieuses révèle une situation beaucoup plus complexe, ne serait-ce que parce que les pratiques et activités religieuses appellent un cadre juridique comme tous les autres phénomènes sociaux. Pendant plusieurs décennies après son adoption, la loi de 1905 a constitué le fondement juridique essentiel de ce nouveau régime de relations entre l’État et les cultes, interprétée dans un sens libéral et pacificateur par la jurisprudence administrative. Aujourd’hui encore, la loi de séparation s’avère être doublement une ressource. D’une part, par leur adaptation à la sociologie religieuse contemporaine, par le juge administratif essentiellement, certaines de ses dispositions demeurent applicables, par exemple aux associations cultuelles, aux édifices du culte ou encore, de manière générale, à la question du financement des activités religieuses. Les litiges relatifs à l’exposition de crèches de Noël dans l’espace ou des bâtiments publics, réguliers depuis plus d’une décennie, ont été résolus sur la base des dispositions de la loi qui interdisent d’élever ou d’apposer des signes et emblèmes religieux « sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit » (article 28). D’autre part, sans utiliser le terme laïcité, la loi comporte plusieurs règles qui fondent le contenu de ce principe. Non seulement elle proclame expressément la liberté de conscience et la liberté de culte mais le principe de neutralité et l’égalité entre les cultes découlent de plusieurs dispositions. Ces éléments figurent dans la définition du principe de laïcité donnée par le Conseil constitutionnel en 2013 (Décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l'expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]).
2° Le principe constitutionnel de laïcité
En effet, si la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », qu’« elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » et, enfin, qu’« elle respecte toutes les croyances. » (article 1er), elle ne donne pas de définition de la laïcité. En réalité, la décision du Conseil constitutionnel de 2013 prolonge le consensus qui s’est établi pour considérer le principe de laïcité comme un triptyque associant la neutralité, la liberté de religion et l’égalité entre les croyances et les cultes. Ce qui fait que, contrairement à une certaine idée reçue, le système français partage avec d’autres pays européens ces « standards » de la réglementation des groupes et activités religieux. Toutefois, la laïcité demeure difficile à définir de façon univoque, en dépit de son inscription dans le droit constitutionnel, au sommet de la hiérarchie des normes. Le Conseil constitutionnel avait précédemment proposé une définition différente, qui reflète une autre conception de la laïcité. Dans sa décision du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, il a affirmé que « les dispositions de l’article 1er de la Constitution aux termes desquelles “la France est une République laïque” interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Cette décision traduit le fait que, parallèlement à la mise en ½uvre de la laïcité comme principe juridique synonyme de neutralité, d’égalité et de liberté de culte, l’encadrement juridique des religions est parfois soumis à l’influence d’une autre conception de la laïcité, qui se présente comme une valeur politique et traduit un rapport spécifique à la religion dans l’espace social.
- L’introduction dans le droit d’une laïcité axiologique
1° Le tournant de la loi du 15 mars 2004
Cette décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2004 s’inscrit dans un changement de contexte au début des années 2000, marqué par la mise à l’agenda politique de la place de l’islam dans la société française. Celle-ci a donné lieu à une intervention des pouvoirs publics dans l’organisation concrète du culte musulman afin de mettre en place une instance représentative de ce groupe religieux, mais elle s’est par ailleurs appuyée sur ce que l’on a appelé la « nouvelle laïcité » (S. Hennette-Vauchez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ Lextenso éditions, 2014), qui tend à désavouer l’expression de l’appartenance religieuse et privilégie nettement la neutralité. Plus qu’une simple option philosophique, cette façon de concevoir la laïcité tire son origine de la période de la Révolution (1789-1799) au cours de laquelle ont été profondément redéfinis les rapports de la puissance publique à l’égard des institutions religieuses. Le tracé de la frontière entre sphère politique et sphère religieuse est modifié et l’appartenance religieuse devient synonyme d’entrave sinon d’obstacle à l’appartenance à la communauté des citoyens. Cette acception de la laïcité comme valeur a été progressivement introduite dans le droit contemporain applicable au fait religieux et soulève le problème de possibles discordances avec le principe de laïcité qui se nourrit des principes contenus dans la loi de 1905 dans la mesure où cette laïcité axiologique est synonyme d’une certaine réserve à l’égard de la manifestation des convictions religieuses qui relève pourtant de la liberté de religion.
De façon assez attendue au regard de ses rapports historiques avec la laïcité, c’est à l’École publique que la « nouvelle laïcité » a reçu une première traduction législative. En vertu de la loi du 15 mars 2004, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La loi du 15 mars 2004 a créé, s’agissant des élèves de l’enseignement public, une exception au droit applicable, qui réserve aux agents publics l’obligation de neutralité religieuse, les usagers des services publics demeurant libres d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites de ce qu’exige le bon fonctionnement du service. Outre ses liens étroits avec la laïcité, l’École publique constitue un lieu d’intégration sociale, processus qui, de manière générale au début des années 2000, a été appréhendé comme présentant de profondes difficultés. Dans ce contexte, le voile musulman est devenu le symbole des difficultés d’intégration des populations immigrées originaires de pays musulmans. La laïcité est promue comme une valeur, synonyme d’émancipation et de possible « vivre-ensemble ». En elle-même, la loi du 15 mars 2004, issue d’une recommandation du rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, a un champ d’application relativement limité puisqu’elle concerne uniquement les élèves des établissements publics d’enseignement (et elle continue de fonder des interdictions pour les élèves de porter certaines tenues vestimentaires comme l’illustre le cas des abayas à la rentrée scolaire 2023).
Elle marque pourtant un tournant dans le débat public : elle est, encore aujourd’hui, souvent considérée comme une loi sur la laïcité, permettant de limiter le port de signes religieux de manière générale. À l’époque, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) avait dû à plusieurs reprises rappeler le champ d’application exact de la loi de 2004 (elle avait ainsi conclu au caractère discriminatoire de l’exclusion d’un centre de formation d’une femme portant le voile). La question de ce champ d’application continue de se poser (voir la délibération du Défenseur des droits qui a succédé à la HALDE à propos de l’interdiction du port de signes religieux dans le cadre d’une formation professionnelle privée).
2° De la loi du 15 mars 2004 à une neutralité extensive
Cette régularité paraît révélatrice de la trajectoire de la laïcité axiologique. La loi du 15 mars 2004 a en effet inauguré, sur le plan juridique, une tendance à étendre l’application de la laïcité au-delà de la sphère des services publics et de l’intervention des pouvoirs publics dans les institutions et activités religieuses.
Mise à part la loi du 15 mars 2004, et en parallèle de dispositions déterminant les relations entre l’État et les groupes religieux, la laïcité se présente en droit comme une valeur qui doit emporter l’adhésion de la société civile, au nom du vivre ensemble, sans que les droits ou obligations qui en découlent ne soient toujours clairement identifiables. On peut citer ici la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine dispose que « Les conseils citoyens exercent leur action en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et inscrivent leur action dans le respect des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité et de neutralité. » (article 7). L’exemple le plus symptomatique demeure sans doute la Charte de la laïcité dans les services publics adoptée en 2007.
Des effets plus tangibles sont apparus plus tard. Il convient ici de mentionner aussi la loi du 8 août 2016 qui permet aux entreprises privées d’introduire dans leur règlement intérieur « des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés » (art. L. 1321-2-1 du Code du travail). Enfin, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République prévoit la neutralité des salariés de droit privé travaillant dans des entreprises ou des organismes en charge de l’exécution d’un service public. Le Conseil d’État a ainsi jugé légale, par une décision du 29 juin 2023, la clause des statuts de la Fédération française de football interdisant le « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ». Du point de vue du principe de laïcité, la loi du 24 août 2021 confirme donc la direction prise par la loi du 15 mars 2004, mais, à travers les modifications de la loi du 9 décembre 1905 qu’elle opère, elle lui donne une « « inflexion sécuritaire » (Philippe Portier (dir.), L’Inflexion sécuritaire de la laïcité française, Presses universitaires de Grenoble, 2021). Alors que la laïcité axiologique visait essentiellement l’expression individuelle des croyances religieuses, le remaniement du statut des associations cultuelles et de la police des cultes tend à prolonger cette acception de la laïcité au c½ur du régime des cultes.