L'IFTAR DANS LA RUE: LA RECONFIGURATION SPATIALE D'UN RITUEL ISLAMIQUE À BARCELONE
Bien que l'islam à Barcelone soit confronté à des conditions précaires en ce qui concerne les lieux de culte, il reste néanmoins visible à travers des manifestations dans l'espace public. Dans cette perspective, le mois de Ramadan est devenu une occasion propice à cette visibilité et, depuis quelques années, les communautés et associations islamiques de la ville organisent des iftars populaires.
Le jeudi 13 avril, vers 19h00, l'allée centrale de la Rambla del Raval, à Barcelone, est investie par quelques dizaines de personnes. Un groupe de bénévoles organise et dispose de la nourriture sur quelques tables. Une heure plus tard, au coucher du soleil, celle-ci sera distribuée gratuitement aux habitants qui assistent à cet iftar "interculturel". Organisé par le groupe interreligieux du Raval (GIR), l'événement se veut être un moment convivial pour marquer la rupture du jeûne qui caractérise les soirées du mois de Ramadan. Cependant, l'iftar du Raval ne vise pas uniquement les habitants musulmans du quartier, mais fait également appel à d'autres groupes religieux, aux associations de quartier, aux commerçants et aux autorités locales. Avant la distribution de la nourriture, les participants à l'événement, assis sur quelques rangées de chaises, écoutent les discours des organisateurs. Ils en apprennent davantage sur le sens du Ramadan et les "bienfaits" du jeûne, mais ils entendent également les v½ux des représentants institutionnels qui souhaitent un joyeux mois sacré aux musulmans et mettent en avant la "diversité" et la coexistence harmonieuse entre différentes religions et cultures dans le quartier.
Cet iftar, d'un caractère public et populaire, déroge temporairement aux usages habituels d'un boulevard du Raval, quartier du centre historique de la ville. Il contraste avec les usages quotidiens de cet espace public aménagé à la fin des années 1990 dans le cadre de la profonde transformation urbaine du secteur, initiée par la municipalité. Cependant, l'iftar organisé par le GIR n'est pas la seule célébration de ce genre à se tenir dans cet espace devenu un lieu central pour la consommation et les sorties des habitants locaux et des touristes qui fréquentent chaque jour les nombreuses terrasses du boulevard. Quelques jours auparavant, le samedi 1er avril, la communauté islamique Minhaj-al-Quran, qui possède deux lieux de culte dans le quartier, y a organisé son propre iftar lors d'un événement très similaire. De plus, la fin du Ramadan a été également célébrée sur le même boulevard, car une autre communauté islamique de la région y a organisé la prière de l'Aïd-al-Fitr.
Bien que l'islam à Barcelone soit confronté à des conditions précaires en ce qui concerne les lieux de culte, il reste néanmoins visible à travers des manifestations dans l'espace public. Dans cette perspective, le mois de Ramadan est devenu une occasion propice à cette visibilité et, depuis quelques années, les communautés et associations islamiques de la ville organisent des iftars populaires. L'iftar, qui marque la rupture du jeûne au coucher du soleil pendant le Ramadan, sort ainsi des mosquées, des appartements privés et des restaurants pour investir temporairement l'espace public. En 2023, le bureau municipal des cultes de la mairie (l’Oficina d’Afers Religiosos, OAR) a recensé et annoncé sur son site Internet au moins 15 iftars publics répartis tout au long du mois, y compris ceux organisés dans la Rambla del Raval mentionnés précédemment. Ces événements publics, visant à renforcer le tissu social du quartier, doivent donc être distingués des iftars quotidiens, à portée plus caritative, organisés par les associations islamiques à l'intérieur des lieux de culte.
Les communautés qui organisent ces iftars bénéficient du soutien de la mairie, qui leur prête des tables et des chaises, et installe parfois une petite scène et une équipe de sonorisation. Ce soutien se traduit également par la présence d'élus locaux qui prennent la parole. Comme lors de l'événement observé dans la Rambla del Raval, ils adressent leurs v½ux aux participants et saluent la diversité d'une ville présentée comme multiculturelle et cosmopolite. Les discours des responsables politiques sont souvent précédés ou suivis d'interventions des membres de la communauté. Ces discours sont tenus en catalan ou en espagnol et ont une forte dimension éducative visant à expliquer aux non-musulmans les aspects positifs d'un mois où l'harmonie et la solidarité sont censées prévaloir.
Les iftars barcelonais constituent de ce fait une activité aux frontières poreuses entre la religion et la culture. Ils permettent de montrer, d'enseigner, un islam "acceptable" aux yeux de la société majoritaire à travers un événement qui n'est pas sans rappeler d'autres célébrations civiques comme les fêtes de quartier ou les repas populaires (qui, d'ailleurs, prennent souvent place dans les mêmes espaces). Marquant la rupture du jeûne, l'iftar s'articule autour de la nourriture. De manière paradoxale, mais révélatrice de cette volonté d'ouverture et de quête de reconnaissance publique, la nourriture n'est pas toujours servie en priorité aux musulmans qui ont jeûné pendant la journée. Parfois, il est même explicité par les organisateurs que les non-musulmans, "les riverains du quartier", auront la priorité pour la déguster.
L'importance de la nourriture se traduit aussi par une exposition de plats et de recettes typiques des aires géographiques d'origine des différentes communautés. Pour celles constituées par des fidèles d'origine maghrébine, l'iftar est l'occasion d'offrir des dattes, de la soupe harira ou des baklavas, tandis que les communautés pakistanaises et bengalies distribuent du riz épicé et des samossas de légumes. À son tour, lors de son iftar public célébré sur la place du marché du Clot, le Centre culturel islamique catalan propose des plats de différentes origines, indiquées par un petit signe distinctif avec le drapeau du pays, manière d'émuler le "voyage" de l'explorateur Ibn Batuta et d'offrir, en même temps, un moment de "partage" dans le quartier. Dans cet iftar en particulier, l'idée d'exposition face aux non-musulmans est d'ailleurs renforcée par la disposition des aliments sur une rangée de tables installées en forme de self-service, près desquelles les participants passent, observent les plats et se servent.
Aux-côtés de la nourriture, d’autres éléments matériels et symboliques permettent de renforcer la dimension « culturelle » de ces événements. Souvent, on y entend de la musique orientale et, parfois, on y invite même une bande qui joue en direct. Dans certains iftars, les communautés invitent des « savants » qui récitent des passages du Coran, mais aussi des poèmes. Dans d’autres, elles installent des tentes où se faire le henné sur les mains et les bras, comme dans l’événement organisé le vendredi 14 avril dans le quartier d’Horta, dans le nord de la ville. L’ensemble de ces éléments contribue à former une expérience sensorielle qui permet au public non-musulman de découvrir l’islam sous une tonalité festive et par la récréation paysagère d’un certain orientalisme. Les aspects qui peuvent être lus comme plus « religieux » ou « pieux », tels que les passages du Coran recités ou les appels à la prière qui précède la rupture du jeûne, adoptent, paradoxalement, une visée d’exhibition qui en nuance leur portée religieuse. Lors de l’iftar du GIR du 13 avril, l’imam de l’une des mosquées du secteur est présenté comme quelqu’un doté en « récitation » qui montrera au public non-musulman ses « grandes qualités ». Et, en effet, ce-dernier écoute et observe, ébloui, la récitation et l’appel à la prière prononcées par l’imam et les capture en vidéo et photo, presque tous les assistants enregistrant le moment avec leurs portables.
Les iftars barcelonais comptent avec le soutien enthousiaste des autorités publiques, qui voient dans ces célébrations un moyen de promouvoir la normalisation de la diversité religieuse de la ville. Ce soutien implique, dans le même temps, des dispositifs de contrôle et de domestication de la pratique religieuse en faveur d’expressions qui seraient en consonance avec les usages acceptés et acceptables d’un espace urbain conçu comme divers et multiculturel, mais ordonné et pacifié. En effet, les iftars ne sont pas la seule commémoration publique des minorités religieuses de la ville qui compte avec l’accompagnement et la supervision de l’administration. Chaque année, la communauté musulmane chiite organise une procession dans le quartier de Santa Caterina à l’occasion de l’Achoura, festivité qui commémore le martyre de l’Imam Hussain. Comme pour les iftars, l’observation de cette célébration laisse voir l’implication active de plusieurs acteurs de la municipalité, dont les responsables de l’OAR, ceux travaillant à la mairie de l’arrondissement de Ciutat Vella ou la police locale. Ils concourent tous à déterminer le parcours de la procession et à négocier, auprès de la communauté, les éléments qui pourront être performés. Par ailleurs, la communauté sikhe de la ville organise certains de ses événements également dans le quartier du Raval, comme le Nagar Kirtan qui prend la forme d’une procession. Lors de cette commémoration, les membres de la communauté distribuent de la nourriture aux passants, exhibent des performances d’arts martiaux et invitent, aussi, les autorités. Les communautés juives de la ville organisent également, et depuis quelques années, un allumage public de bougies à l’occasion de la hanukkah, au milieu de la place Sant Jaume, le centre politique et institutionnel de Barcelone.
L'ensemble de ces événements permet donc une plus grande visibilité de la pluralité religieuse de la ville, du moins de manière sporadique et extraordinaire. Cela contraste avec d'autres contextes, ainsi qu'avec d'autres domaines à l'intérieur même de Barcelone, où la visibilité publique de la religion, et de l'islam en particulier, suscite des controverses. En effet, la multiplication des iftars et d'autres commémorations religieuses dans l'espace public ne doit pas masquer la précarité qui marque encore aujourd'hui certains lieux de culte minoritaires. Dans cette perspective, il est important de souligner que Barcelone, tout comme d'autres villes espagnoles et catalanes, a connu une importante diversification de son paysage religieux au cours des dernières décennies. Cette diversification s'est traduite par la multiplication de lieux de culte appartenant à plus de 17 confessions différentes, notamment évangéliques (un peu plus de 200 lieux en 2021), islamiques (33) ou bouddhistes (20), venant compléter la carte des plus de 230 églises catholiques présentes depuis longtemps dans la ville. Cependant, ces "nouveaux" lieux de culte demeurent parfois peu visibles, situés dans des locaux en rez-de-chaussée, identifiés (mais pas toujours) par des enseignes rappelant un ancien usage commercial. De plus, l'ouverture de ces lieux de culte a parfois été au c½ur de débats, comme dans le quartier du Raval où, malgré la "bonne coexistence" saluée lors des iftars, la présence de mosquées a suscité des réactions d'opposition de la part de certains riverains (bien que minoritaires) qui se sont plaints d'une "très forte" concentration musulmane dans le quartier.
Dans ce contexte, les événements publics peuvent être lus comme une manière de se rendre visible dans l’espace urbain, de contrer les réactions d’hostilité et de contester l’invisibilité et les limitations de certains oratoires qui ne peuvent accueillir que quelques dizaines de fidèles. En outre, ces commémorations deviennent aussi le moyen de revendiquer et de mettre en pratique le « droit à ville », d’interagir avec un voisinage qui, sans ces événements, aurait du mal à découvrir la pluralité religieuse du secteur. Ces événements constituent également un levier d’action pour le tissu associatif des quartiers. Ils permettent de renouveler l’engagement des associations de riverains et de commerçants qui, désormais, doivent prendre en compte cette nouvelle diversité. Pour certains, l’accompagnement, le soutien et la présence active et visible dans ces iftars est un moyen d’anticiper et de prévenir des tensions sociales, de favoriser des espaces de médiation et de convivialité. Par ailleurs, certaines associations tentent d’incorporer cette « nouvelle » pluralité religieuse dans leur activité quotidienne dans l’espace public et invitent les groupes religieux minoritaires à tenir des postes lors des forums associatifs locaux ou à organiser des activités lors des fêtes populaires de quartier.
Analyser la célébration des iftars à Barcelone ne se limite pas à constater la transposition d'un rituel islamique en contexte diasporique et minoritaire. Les iftars barcelonais soulèvent une question plus large concernant la forme que prend aujourd'hui la religion dans les villes catalanes, espagnoles et européennes, caractérisées par une forte pluralité et une remise en question partielle du paradigme de la sécularisation. Les villes contemporaines ne sont plus synonymes d'une disparition progressive et inéluctable du religieux, mais connaissent de nouvelles expressions et manifestations aux contours flous et malléables. Étudier les iftars publics permet en outre d'observer les différentes manières dont l'espace urbain est approprié, d'analyser les stratégies de gouvernance du religieux et de remettre en question les notions de "diversité" et les attentes d'une ville qui se projette volontiers sous le drapeau du cosmopolitisme.